LES ENJEUX DE LA RÉVOLUTION VÉNÉZUÉLIENNE

Gustavo Fernández Colón [1]

De nos jours, plane sur les peuples de la planète une des menaces les plus terribles de l'histoire de l'humanité. On assiste en effet à l'annihilation physique et spirituelle des nations appauvries, suite aux extrêmes déséquilibres économiques, écologiques, sociaux, politiques et culturels provoqués par le système capitaliste mondial et les attaques bellicistes du gouvernement des Etats-Unis contre les nations de l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine, pour le contrôle des réserves énergétiques et les ressources naturelles de la planète.

Sur une population mondiale d’environ 6,6 millions d'habitants, on estime que les 20% les plus riches de la planète sont propriétaires de 86% du produit brut mondial, concentrent 82% des exportations et reçoivent 68% des investissements étrangers. Trois décennies de politiques néolibérales n'ont fait que creuser le fossé qui sépare les minorités opulentes des majorités paupérisées dont le nombre ne cesse de progresser. De fait, la différence des revenus de la population des pays les plus riches et celle des pays les plus pauvres était de 30 à 1 en 1960, il est passé de 60 à 1 en 1990, pour parvenir à un écart de 74 à 1 en 1997.

Aujourd'hui, l'humanité, à la croisée des chemins, doit envisager l'insoutenabilité d'un modèle de développement destructif des équilibres des écosystèmes, qui laisse comme solde pour les nouvelles générations le réchauffement de la planète et la modification du climat ; l'accroissement des catastrophes naturelles comme les inondations, les sécheresses, les incendies, séismes et ouragans ; la pollution des mers et rivières ; la déforestation et la désertification des sols ; la dégradation de la qualité des aliments due aux méthodes agro-industrielles ; l'extinction d'espèces animales et végétales ; etc.… Enfin, il s'agit d'une dynamique accélérée de prédation des ressources naturelles disponibles que rendra non viable, dans les prochaines décennies, non seulement la récupération des taux de croissance économique atteints dans des précédentes phases d'expansion, mais aussi la survie même de notre espèce.

La gravité de cette situation nous oblige à repenser dans l’urgence les institutions et les technologies développées durant les 200 dernières années pour dominer et transformer la nature. Cela nous oblige à essayer de nouvelles manières d'organiser la prise de décisions politiques, aujourd'hui confisquée par les élites économiques et militaires du «casino global ». Cela nous oblige à inventer une autre manière d'affronter les défis de l'éducation, la communication et la coexistence entre les peuples, pour empêcher l'extermination de la diversité des cultures produites par l'espèce humaine.

L'exacerbation de l'instabilité et des conflits dont nous souffrons dans l'actuelle transition historique, répond à une dynamique beaucoup plus profonde que celle d'une débâcle cyclique de l'économie de marché et semble être, de plus en plus, une crise de civilisation. Pour surmonter cette tempête, il est nécessaire de revoir de façon critique tant la tradition humaniste que les diverses conceptions modernes du socialisme pour les délester de l'anthropocentrisme, de l'eurocentrisme et l'androcentrisme qui les a caractérisées en vertu de l'influence qu’a exercé sur elles le projet prométhéen de domination de la nature qui a servi de fondement à la modernité. Autrement dit, la lutte pour la libération et la survie exige de déraciner de la pensée humaniste et socialiste les vices de la conception moderne du progrès basée sur la déprédation de la nature, la domination de l'autre et la répression des différences qui a conduit à l'actuelle crise de la civilisation industrielle.

Dans ce contexte, la création d'une nouvelle pensée éco-socialiste devient indispensable pour donner à la politique une éthique globale, centrée sur la responsabilité partagée afin de préserver la continuité de la vie. Une éthique consciente des relations d'interdépendance constitutives de la trame de la vie dans l'univers, qui oriente les choix technologiques et énergétiques respectueux de la santé de l'être humain et l'ensemble de la nature. Une éthique qui sauvegarde le droit inaliénable des peuples de choisir leur propre chemin de développement en accord avec les savoirs ancestraux et les différences culturelles. Une éthique qui rende possible la construction d'un nouvel ordre économique international équitable et solidaire, où la pauvreté, l'exclusion et les guerres fratricides, soient au plus vite reléguées, dans les vestiges d'une étape historique dépassée par l'humanité.

LA RÉVOLUTION VÉNÉZUÉLIENNE

La même année de la chute du mur de Berlin, une commotion sociale s'est produite au Venezuela qui a mis en évidence la crise profonde du modèle politico-institutionnel régnant dans le pays depuis 1958. Il s'agit d'une explosion collective qui a marqué la direction des transformations politiques, économiques, sociales, juridiques, militaires et culturelles postérieures qui allaient se déchaîner en Amérique latine au début du XXIe siècle. La révolte populaire de février 89 ou Caracazo [2] s’est avérée être la première manifestation de masses dans laquelle fait irruption le nouveau contenu des luttes qui sont étendues aujourd'hui à travers tout le continent, conséquence des effets sociaux néfastes provoqués par les politiques néolibérales imposées par les organismes financiers internationaux. L'exemple que Caracas a donné [3], à ce moment là (suivi par les principales villes du pays) payé de la vie de plus de trois mille victimes, entre les morts et disparus, fut une vérité irréfutable qui, dans la décennie suivante, montrerait son visage dans tous les coins de la planète. Cela a enlevé toute légitimité à l'idéologie néolibérale comme cadre régulateur des relations sociales, tant à l'intérieur des nations comme à l'échelle internationale. Un discrédit qui serait mis en évidence définitivement par une série d'effondrements économiques interdépendants comme les crises asiatiques, mexicaines, russes et brésiliennes ; la faillite de l'Argentine ; la chute synchronisée des bourses des pays industrialisés ; la récession chronique qui allait frapper les marchés globaux et les guerres pétrolières de la dynastie Bush.

Par conséquent, pour réaliser le sens profond des convulsions sociopolitiques qui agitent aujourd'hui le pays et le continent, il est nécessaire d'aborder l'affaire dans une perspective historique qui nous permet d'appréhender la manière dont le processus de désarticulation et de restructuration du tissu institutionnel de nos sociétés répond à une dynamique collective dont le symptôme le plus visible a été l'irruption de gouvernements de gauche non conventionnelle comme celle de Hugo Chávez, Rafaël Correa ou Evo Morales. Ces nouvelles directions et les mouvements sociaux sont l'expression d'une confrontation ouverte entre les valeurs et les structures dominantes du capitalisme globalisé en crise et l'urgence, encore en gestation, d'institutions alternatives qui répondent aux nécessités des masses populaires punies par la misère, l'inégalité et l'exclusion.

Il est important de rappeler, que cette même année 1989, quelques mois après le caracazo, le Congrès vénézuélien a nommé une Commission Bicamérale de Révision de la Constitution présidée par Rafaël Caldera. Cette Commission est restée lettre morte jusqu'à ce que la rébellion militaire du 4 février 1992 ait instillé dans la conscience du bipartisme dirigeant, l'impression perturbatrice que la structure institutionnelle de la nation se fissurait et nécessitait une réforme. Mais les dirigeants d’alors, aveuglés par la croyance dans la stabilité inamovible du système politique instauré par le Pacte de Punto Fijo depuis 1958, ont ignoré les signaux d'alerte qui annonçaient leur échec imminent. Le mouvement émergent qui porte Chávez au pouvoir, propose de restructurer en profondeur l'ordre politico-juridique de la nation par la promulgation d'une nouvelle Constitution. Et progressivement, les institutions fondamentales de l'État entrent dans une phase de déstructuration/reconstruction, au milieu d'une lutte sans merci entre les élites politiques et économiques de l'étape précédente et les nouveaux dirigeants appuyés, principalement, par les couches les plus pauvres de la population et par un secteur de la classe moyenne déçu par la gestion des vieux partis.

Immédiatement, Chávez entreprend un plan de renforcement de l'OPEP qui a frontalement heurté la politique Nord-américaine de « libéralisation » du marché pétrolier mondial, qui n'est qu’un euphémisme pour cacher le contrôle planétaire des sources d'énergie par les corporations étasuniennes. D'autre part, avec la réforme agraire et la Loi des Terres, Hugo Chávez a attaqué l'oligarchie des grands propriétaires fonciers et la classe patronale. Toutes ces tensions ont explosé en avril 2002 avec l'éphémère coup d'État dirigé par un secteur du haut commandement militaire, la hiérarchie ecclésiastique et le patronat, ce qui a permis de déposer le Président pendant à peine 48 heures. Hugo Chávez a été rétabli, grâce à la mobilisation populaire et au soutien d'un secteur majoritaire des militaires. Mais les antagonismes entre l’ancien et le nouvel ordre ont éclaté à nouveau avec le lock-out patronal de décembre 2002, qui à ce moment a gravement affecté l'industrie pétrolière et l'économie vénézuélienne dans son ensemble. Cela s’est traduit par le renvoi du personnel directeur de PDVSA qui avait contribué à la paralysie de cette industrie afin de créer les conditions de la chute du gouvernement.

LA RÉORGANISATION POLITIQUE DU PEUPLE
 
Une des plus grandes préoccupations que l’on peut percevoir dans le discours du président Chávez, depuis son arrivée au pouvoir en décembre 1998, a été la non-existence d'une organisation politico-partisane solide et idéologiquement consistante, qui sert de support au processus révolutionnaire qui l’a conduit au pouvoir par la voie pacifique et électorale. Il a été le premier à faire valoir l'idée de l’unification des partis le soutenant. Mais, il est probable que les partis politiques minoritaires et les mouvements sociaux progressistes peu disposés à se fondre dans le Parti Socialiste Unifié du Venezuela, perçoivent la conformation d'un parti unique peu compatible avec la notion de démocratie participative et protagonique que le Président a encouragée dès le début de la révolution vénézuélienne. Il convient aussi de penser que leurs réticences sont dues à la crainte d’être déplacés des positions dirigeantes de la nouvelle structure, par les chefs historiques du parti majoritaire (MVR), fondé par le président. En tout cas, la proposition d'unification a remis sur le devant de la scène, le débat sur l'efficacité du parti politique comme instrument pour l'émancipation des relations de domination prédominantes dans les sociétés capitalistes.

Il apparaît donc que le modèle traditionnel du parti politique est une pièce maîtresse du système moribond de la démocratie représentative. Cela a été un des instruments fondamentaux utilisés par la bourgeoisie pour empêcher la participation et le protagonisme des communautés populaires et des mouvements sociaux.

De plus, si nous examinons l'évolution récente des processus de transformation politique que vit aujourd'hui l'Amérique latine, depuis le Caracazo de 1989 jusqu'à la rébellion populaire d'Oaxaca en 2006, nous pourrons nous rendre compte que son moteur principal a été le protagonisme de l'action populaire programmée et non des organisations partisanes traditionnelles.

L'efficacité des directions révolutionnaires émergentes, comme celles des présidents Hugo Chávez ou Evo Morales, est principalement due à leur capacité de dialogue direct avec les Communautés populaires, leur aptitude à être en phase avec les exclus par leur langage propre et leur vision du monde, et beaucoup moins par l'action systématique d'un parti doté une doctrine formelle et des cadres bien structurés. Les partis se sont incorporés en cours de route à ces processus de changement, en agissant comme intermédiaires entre les peuples et leurs chefs naturels, au fur et à mesure que les triomphes électoraux (obtenus grâce à l'impulsion des pauvres et des exclus) leur ont permis d’occuper les postes bureaucratiques d'un Etat conçu pour agir contre la volonté populaire.

Cinq siècles de domination capitaliste nous placent alors face au défi de transformer la structure de l'Etat moderne dans ses fondements. Une transformation qui passe inévitablement par le démontage du modèle traditionnel du parti politique, en tant que pièce maîtresse de la démocratie représentative et de l'ordre économique capitaliste. Cela passe, comme on le perçoit partout en Amérique latine, par la prise de pouvoir politique, économique, culturel et militaire des Communautés indigènes, afrodescendantes, rurales et des quartiers populaires de nos grandes villes. Cela implique de cesser de voir le peuple comme une masse et ouvrir des voies nouvelles à l’expression plurielle des Communautés qui dialoguent et assument la participation et le protagonisme de tous comme valeurs constitutives du socialisme du XXIe siècle.

Les maladies du bureaucratisme et la corruption qui depuis l'époque de la colonie ont affecté les institutions publiques au Venezuela, en Amérique latine et dans le monde capitaliste, sont la conséquence de l'ordre sociopolitique bourgeois basé sur l'existence de représentants pour lesquels le peuple est forcé de déléguer son pouvoir originaire, perdant ainsi sa capacité d'action directe et permanente sur les organes de l'Etat. De sorte que l'exploitation économique imposée par les capitalistes sur les travailleurs, est renforcée et protégée par le contrôle politique exercé par les représentants sur ses représentés.

Nous qui militons dans les milieux révolutionnaires, nous courons le risque de commettre une erreur aux conséquences graves si, en ignorant cette leçon historique, nous expédions d'un trait de plume le problème du bureaucratisme en l'attribuant uniquement au manque de morale de certains employés publics. Le combat contre le bureaucratisme exige, en plus de sanctionner les conduites individuelles contraires à l'éthique révolutionnaire, de tenir compte que celle-ci est la conséquence d'un système politique dans lequel la participation protagonique des Communautés populaires est étranglée par la concentration du pouvoir entre les mains des dirigeants et des fonctionnaires qui contrôlent l'appareil de l'Etat.

Le véritable contenu révolutionnaire de l’éco-socialisme du XXIe siècle devra intégrer la tâche de construire un nouveau caractère institutionnel politique cimenté dans la participation permanente des Communautés dans la prise de décisions, le contrôle des moyens de production et la gestion publique, et non dans la participation intermittente d'une masse amorphe à qui l’on permet de voter de temps en temps pour des candidats présélectionnés par la classe dominante, ce qui est le cas généralement dans les démocraties représentatives.

Cela vaut la peine de rappeler que les peuples indigènes américains qui ont été le plus rapidement soumis par les conquérants espagnols, étaient ceux-là mêmes dont l'organisation sociopolitique répondait à un modèle pyramidal-bureaucratique (Aztèques et Incas, par exemple), tandis que ceux organisés sous forme de réseaux horizontaux de Communautés autogestionnaires (comme les peuples des Caraïbes et de l’Amazonie) ont pu offrir une plus grande résistance aux envahisseurs, jusqu'au point d’être considérés de nos jours comme les pionniers de la stratégie de combat de guérillas sur notre continent.

D'autre part, il est évident qu’à des fins opérationnelles, il est nécessaire de disposer d’une instance centrale de coordination de prise de décisions et d'exécution des lignes d'action décidées collectivement. Toutefois, le défi consiste à exercer avec efficacité cette coordination sans que cela implique de reproduire, une fois de plus, le vieux modèle vertical et bureaucratique des partis traditionnels. Il est important, en tout cas, que la conformation d'une structure soit la plus horizontale, flexible et diversifiée possible, réglable en fonction de l'évolution des défis de l'environnement. Un réseau qui permette un flux d’informations et de communications entre les différentes organisations de base et les instances de coordination politique, ainsi que le débat et la consultation permanente à tous les niveaux du système.

LA RÉVOLUTION TECHNO-PRODUCTIVE

A l’époque de la globalisation, l’innovation scientifique et technologique est devenue une force productive clef pour le contrôle des marchés. Toutefois, ici aussi les inégalités existantes offrent peu de possibilités de succès aux pays en développement, où vit 77% de la population mondiale. On investit 4% des dépenses mondiales en Recherche et Développement et seul 15% des scientifiques et ingénieurs se consacrent à ces tâches. Une des initiatives promues par la révolution vénézuélienne pour faire face à ce défi est la Mission Science. Celle-ci a eu comme but fondamental la démocratisation de la science et la Technologie pour la consolidation de la souveraineté productive du Venezuela. Cependant, elle ne se fera pas sans quelques préalables:

1. En sciences sociales en géneral et en philosophie en particulier, on connaît la thèse de la non-neutralité de la science et la technologie. Il s'agit d'une considération inéluctable au moment de penser une politique nationale pour ce cadre stratégique de l'action de l'État. Antonio Gramsci (1977 : 63) s'est rendu compte de cette non-neutralité quand il a écrit "en réalité la science est aussi une superstructure, une idéologie". Par conséquent, si nous admettons qu'une révolution implique une transformation profonde de la configuration des relations sociales (de production et d'autres ordres de la vie collective) ou, dans le langage d'Edgar Morin (1995 : 148), si nous admettons qu'une révolution est un processus de morphogénèse « du circuit métabolique qui relie l'infrastructure économique avec la superstructure idéologique », il convient d'espérer que les pratiques sociales de production des savoirs scientifiques et techniques soient aussi modifiées, substantiellement, tout autant que les changements opérés dans la sphère économique, politique et culturelle de la société.

2. La croyance selon laquelle le développement accéléré des forces productives, en calquant leur déploiement historique particulier au sein des sociétés dites "avancées" d’Occident, est une condition indispensable pour le succès de toute tentative de transformation révolutionnaire des nations "arriérées", constitue un idéologème provenant de l’épistème moderne partagé tant par le positivisme du XIXe siècle comme par le marxisme pré-gramscien. Toute politique scientifico-technologique construite sur la base de cet idéologème, s’achèvera en reproduisant les formes de domination colonialistes régnant jusqu'à présent dans les sociétés dites " périphériques" et, par conséquent, cela ne parviendra jamais à être une politique authentiquement révolutionnaire, indépendamment du fait que ses promoteurs croient impulser une révolution.

3. Une transformation révolutionnaire des pratiques sociales de production et reproduction des savoirs scientifiques et techniques, implique un changement paradigmatique dans lequel seront radicalement modifiés au moins trois ordres:

  • Celui de l'épistémologie qui sert de fondement aux pratiques de production de ces savoirs,
  • Celui de l'axiologie qui oriente les fins de la science et la technique et leur permet d'évaluer l'adéquation entre des moyens scientifique-techniques et les fins sociales.
  • Celui des acteurs sociaux qui détiennent l'hégémonie dans le domaine des pratiques scientifiques et techniques.

4. Les révolutions sont des processus complexes et multidimensionnels. Et la Révolution vénézuélienne n'est pas déliée du contexte des transformations profondes qui ont lieu dans le système capitaliste globalisé (infrastructure) et l'épistème de la modernité (superstructure). En ce sens il est important de se rendre compte qu’avec la crise épistémologique, il y a au moins six autres dimensions qui révèlent les failles du vieil ordre de civilisation et l'urgence de penser un "autre monde possible" :

  • La crise écologique a mis en évidence la dynamique destructive du modèle techno-industriel dominant et qui nous oblige à expérimenter des relations différentes à la nature,
  • L'aggravation de l’inégalité et l'exclusion économiques suite à l'extension planétaire de la logique capitaliste et l'irruption des mouvements sociaux anti globalisation,
  • Les protestations interculturelles qui rejettent les tendances homogénéisatrices de l'impérialisme culturel euro-étasusien,
  • La remise en question morale croissante du système monopolistique de propriété et de gestion des moyens de production, par exemple avec le débat international sur la légitimité des brevets,
  • La crise de la démocratie représentative comme dispositif de règlement politique et l'urgence d'alternatives pour la participation effective des acteurs sociaux traditionnellement exclus de la prise de décisions publiques (démocratie participative et démocratie directe),
  • La fin du patriarcat et les revendications croissantes des femmes et des identités sexuelles non traditionnelles par l'exercice paritaire des droits des citoyens.

Cette liste est sûrement incomplète, mais au moins elle peut servir à percevoir la portée des transformations révolutionnaires en cours.

5. Au XXIe siècle, les révolutions ne peuvent pas uniquement continuer à être conçues comme des changements de la propriété des moyens de production. Évidemment, ces changements sont nécessaires, mais ils ont cessé d'être suffisants si tant est que les révolutions signifient une vraie transformation profonde de l'ordre capitaliste. L'échec du socialisme industriel et du bureaucratisme du XXe siècle a été une leçon irrécusable à ce sujet.

6. Une politique authentiquement révolutionnaire dans le domaine de la science et la technologie (et par conséquent non reproducteur du vieil ordre capitaliste et colonialiste), devra redéfinir son domaine de compétence bien au-delà du protagonisme exclusif exercé dans la modernité par le marché et l'État. Et pour éviter le risque de se transformer en un simple changement de noms dans la nomenclature de la bureaucratie étatique ou les corporations privées qui jusqu'à présent ont dominé la production des savoirs scientifiques et techniques, cette nouvelle politique devra commencer par identifier les acteurs authentiques de la Révolution en cours, hors du bureaucratisme gouvernemental et de la bourgeoisie nationale ou transnationale assignées à la IVe ou à la Ve République [4].

Deuxièmement, une fois reconnus les nouveaux acteurs sociaux et ses cadres épistémiques, moraux et socioculturels, il sera nécessaire d'entamer le transfert progressif du contrôle sur les processus de production et de reproduction des savoirs scientifiques et techniques, par l'État et les corporations privées aux Communautés et réseaux sociaux protagonistes du nouvel ordre de civilisation émergent. Notons que "transfert" implique beaucoup plus qu'une simple démocratisation ou diffusion de la science et de la technique produites par la modernité capitaliste.

Cela implique -si l’on s’en tient au caractère authentiquement révolutionnaire- la possibilité de refonder les processus sociaux production et reproduction scientifiques et techniques sur de nouvelles bases épistémologiques et axiologiques portées par les acteurs émergents. De cette manière, nous verrons apparaître une science et une technique éclairées par des valeurs écologiques, non prédatrices et non polluantes ; une science et une technique émancipées et émancipatrices, qui ne reproduisent pas la dynamique de domination et d’exclusion propre des relations sociales capitalistes ; une science et une technique conçues à la racine des cultures originaires, indigènes, afro-américaines, rurales et populaires de l'Amérique latine. Une science et une technologie créée et gérée équitablement par des hommes, femmes et enfants. Une science et une technique qui sans refuser le dialogue fructueux avec les savoirs hérités de la modernité, empêche activement les bureaucraties et les corporations d’arracher aux pouvoirs créatifs du peuple, la maîtrise de leur destin. Enfin, l’objectif incontournable sera de remplacer une science des minorités conçue pour l'appui d’un pouvoir mortifère, par une science développée par les majorités pour la floraison la vie et de la diversité des cultures sur le sol nourricier de la Terre Mère.

RÉSISTANCE CULTURELLE ET MOYENS AUDIO-VISUELS
 
Ciorán a écrit : « Nous n'habitons pas un pays, nous habitons une langue ». Nous pouvons aujourd'hui affirmer, en le paraphrasant, qu'au-delà de la langue-monde où nous avons appris à parler en nous mettant en rapport avec les autres, nous habitons une géographie imaginaire constituée par les multiples codes audio-visuels qui circulent par les moyens de communication sociale. Les rues et les places, les espaces urbains ou les paysages naturels par lesquels transite quotidiennement notre esprit, appartiennent chaque fois plus au cadre virtuel des écrans auxquels nos corps restent reliés, à la manière de prothèses.

Des individus et des familles, groupes d'intérêt et y compris des classes sociales complètes habitent des régions bien délimitées de ce territoire audio-visuel qui modèle les pensées et les émotions et contribue à former nos identités individuelles et collectives. En même temps, nos goûts et croyances, nos manières de percevoir et d'évaluer le monde nous obligent à dialoguer avec les contenus projetés à travers les écrans pour leur offrir une résistance ou bien, pour nous reconnaître passivement en ces derniers, comme celui qui voit son image reflétée à la surface d'un miroir. Il s'ensuit que la sphère culturelle de notre vie sociale, nourrie en outre par le courant des valeurs apportées par les institutions religieuses et éducatives, constitue au Venezuela un domaine où se déchaîne une bataille cruciale pour l'hégémonie idéologique, entre le bloc de pouvoir oligarchique lié aux intérêts du complexe industriel étasunien et le bloc de pouvoir populaire construit autour de la direction du président Chávez.

L'incident du non renouvellement de la concession accordée par l'État vénézuélien à l'entreprise télévisuelle RCTV [5], a marqué un autre épisode critique de cette confrontation sociale à connotations de classes évidentes. En effet, la consigne de la défense de la liberté d'expression vociférée dans les récentes mobilisations d'étudiants des classes aisées, synthétise une idéologie dans laquelle l'être humain est conçu comme un individu doté de « la liberté de choisir » les marchandises que son goût - ou plutôt celles que la séduction publicitaire - lui suggèrent. Cependant, du point de vue d’une éthique éco-socialiste, la démocratie médiatique ne peut être réduite à la possibilité trompeuse de choisir, par la manipulation isolée de la télécommande du téléviseur, une option quelconque dans le menu des contenus offerts par l'une ou l'autre des corporations télévisuelles. Cette liberté illusoire est niée dès le moment où les messages disponibles sont unilatéralement imposés par les propriétaires des médias en fonction de leurs intérêts mercantiles. La véritable démocratisation de l'industrie culturelle dépendra, par contre, de la capacité des communautés organisées pour agir en tant que productrices et réceptrices autonomes, c'est-à-dire, dépendra de sa participation dans la création, la distribution et l’évaluation des codes et des messages qui circulent sur leurs territoires physiques et mentaux.

Il est certain que, dans le cadre de l'actuel processus révolutionnaire, seul l'État est en capacité de promouvoir une transformation sociopolitique qui permette de transférer la propriété et l'utilisation des médias à l’usage de quelques-uns à l’ensemble d’une collectivité organisée. N'oublions jamais que la mutation culturelle en cours ne peut se fixer comme objectif l'imposition d'un monopole étatique qui remplacerait le monopole privé, parce que le contrôle absolu des moyens par une élite bureaucratique s'avérerait aussi aliénante que la domination unilatérale de quelques corporations. Face à ce défi, seul un État véritablement attaché à la construction d'un nouvel ordre éco-socialiste, peut agir dans la présente conjoncture historique comme un levier propulseur d'une transition orientée vers l'ouverture d'espaces croissants de participation pour les nouveaux sujets collectifs, de sorte que ceux-ci puissent assumer pleinement la création de leurs propres codes et contenus.

En définitive, seule une stratégie de guérillas audio-visuelle rendra possible la libération de nos imaginaires de la déprédation à laquelle nous ont soumis les réseaux sans frontière de l'impérialisme culturel.

En guise de conclusion et à cette étape du processus nous pouvons avancer que le plus grand défi de la Révolution vénézuélienne consiste à créer collectivement un nouveau modèle d'organisation politique qui élimine ou réduise au minimum les postes avancés qui, dans les partis modernes, écartent le peuple de l’accès à l'information, aux ressources et à la prise de décision, confisquées par les dirigeants. Un modèle capable de s’ouvrir aux différences et qui assume le dissentiment comme fondement de la dialectique de la pensée et de la coexistence humaine. Un modèle basé sur les membres naturels des communautés populaires et non sur la représentation assumée par des bureaucrates d'office. Enfin, un modèle qui rende possible la construction sociale des fins et qui offre les moyens de la vie collective tout en évaluant la légitimité des savoirs, des espoirs et des visions du monde de notre peuple.

De cette approche sur le modèle social égalitaire, démocratique et soutenable vers lequel nous aspirons à évoluer dérive une question cruciale : comment doit s’opérer la transition depuis l'actuel ordre capitaliste vers la société écosocialiste du XXIe siècle ?

Il n'y a pas de recettes pour l’élaboration de cette transition, parce que les modèles expérimentés jusqu'à présent ne sont pas parvenus à produire la transformation de civilisation à laquelle nous aspirons. Nous pouvons seulement indiquer que l’instrument utilisé pour atteindre cet objectif, doit être en accord avec la fin poursuivie. L’« autre monde possible » dont nous rêvons doit se fonder sur la solidarité, l'équité, le dialogue, le protagonisme populaire et le respect des différences. Les stratégies ou les moyens qui sont utilisés (comme les partis politiques, par exemple) ne peuvent pas contredire ces valeurs, parce que nous nous condamnerions nous-mêmes. Il s'agit d'un objectif ambitieux qui requiert un effort collectif de clarification théorique et une efficacité pratique, pour produire des résultats soutenables dans le temps et cohérents avec les valeurs de la révolution vénézuélienne.

C’ést pourquoi nous accordons une grande importance à l’existence d'un débat national et international sur les bases philosophiques et politiques de la révolution vénézuélienne ainsi que sur ses stratégies de mise en œuvre. Et c'est aussi la raison qui nous conduit à dialoguer avec les penseurs de la décroissance, répondant par là même aux appels reçus au sein du collectif d'Entropia. Car au-delà de la spécificité du processus politique vénézuélien, il existe de nombreuses affinités qui nous invitent à affronter ensemble les défis de la théorie et de la pratique d'un éco-socialisme à la mesure des enjeux qui attendent l'humanité du XXIème siècle.

Notes

[1] Traduit de l’espagnol par Yannick de la Fuente et Claude Llena avec l’aide précieuse de Gustavo Fernández Colón.

[2] Caracazo : Les événements des journées du 27 et 28 février 1989. Nom que l’on donne au soulèvement populaire suite aux intolérables mesures d’ajustements structurels préconisées par le FMI et fortement réprimé dans un massacre conduit par l’armée sur les civils, qui a donné lieu par la suite à l’insurrection armée de 1992 menée par Hugo Chávez. Il affirme alors : « Maudit soit le soldat qui retourne son fusil contre son peuple ». Le Caracazo, c’était il y a 15 ans par Frédéric Lévêque in, http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=860

[3] Ce sont les paroles de l’hymne du Venezuela. … « El ejemplo que Caracas dio ».

[4] La IVe république est l’ancien système politique où dominaient deux partis très semblables (AD et COPEI) et très corrompus. Ils se tournaient à la faveur des élections, suite au pacte de puntofijo d’où la naissance d’un terme qui le désigne : le puntofijismo (quand les électeurs n’ont pas vraiment le choix). La nouvelle constitution sous l’ère d’Hugo Chávez a instauré la Ve République

[5] Fin de la concession attribuée à l’entreprise télévisuelle RCTV. Pour un concert de désinformation à la française, voir le site : http://risal.collectifs.net/spip.php?article2241


REFERENCES

Esteves, E. (1998). Globalización, transnacionales e integración. Venezuela: Vadell Hermanos Editores.
Grasmci, A. (1997). El materialismo histórico y la filosofía de Benedetto Croce (5ª ed.). Buenos Aires; Nueva Visión.
Johnson, I. (1998, Enero 2). Las ciudades ‘parachoques’ frenan la migración en China. Wall Street Journal.
Morin, E. (1995). Sociología. Madrid: Tecnos.


Citer de la manière suivante :

Fernández Colón, Gustavo (2009). Les enjeux de la révolution vénézuélienne. Entropia. Revue d’étude théorique et politique de la décroissance, 6, 194-206. Lyon: Éditions Parangon.

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